22 mars 2012

Cocktail


Prenez un fleuve et ajoutez-y un zeste de silence. Enfin, le principal, rehaussez le tout par de généreuses portions de glace dispersées au centre de ce fleuve ainsi que sur sa batture.

Succès assuré. Une grande lampée de cette beauté éphémère, surnaturelle et primitive finit toujours par nous rassasier. Tout comme elle a sans doute enchanté plusieurs de ces premiers hommes qui ont circulé sur leur chemin en suivant la mesure du mouvement des glaces sur le Saint-Laurent.
 
Cette lente procession qui se donne en spectacle aide à me figer, à me fixer dans un état de contemplation qui me rappelle le flot de mes pensées éparses qui s’écoule librement puis se tait et disparaît. Je ne vois qu’un autre moment qui peut accoter celui-là. C’est quand j’ai le cul bien assis sur une grosse roche, les pieds dans l’eau d’un ruisseau en pleine forêt. La virevolte du courant d’eau au son de sa musique unique de lutin espiègle me fait le même effet. Il y a un transport, l’âme plie bagage et s’envole; elle glisse sans heurt aux abords de la rêverie…

Je ne peux oublier l’étrange mélopée pleine de langueur et de silence qui émerge du rythme scandé par l’ample débordement des glaces. Musicien, je composerais un adagio nordique en l’honneur de mon fleuve. Avec instruments à vent, hautbois certainement, une longue complainte, une louange à la déesse des eaux. Je conserve cette musique en moi comme un don précieux et l’emballe de mes humeurs. Je scrute aussi sa lumière incertaine à la recherche de figures, comme aux nuages dans le ciel. Ces morceaux fragmentés sont-ils les pièces d’un grand puzzle à la dérive? Je pourrais les rassembler et en produire l’image d’un univers inconnu en trois dimensions.

J’ai un énorme respect envers la puissance d’un fleuve qui se décompose au printemps. J’ai marché sur ses plaques blanches endurcies, sur ses tectoniques flottantes comme de grands rochers qui déboulent de leur sommet hivernal. Je me suis frotté à leur épaisseur et à leur force. Les hautes herbes de la batture, jaunies par le froid, je les ai vues, déchirées par cette furie de glace en décomposition. Et je ne peux que me taire ici. Peut-être, tout au plus, chanter la dérive de ces carcasses de fer gelé et la délivrance d’un long hiver de peines et de souffrances. Peut-être m’amuser d’une débâcle, comme une libération d’un trop-plein qui s’étiole et s’effrite.

15 mars 2012

La vérité du monde...


« Les chants des oiseaux et des insectes transmettent sans paroles la loi de l’univers. 
Les couleurs des fleurs et des feuilles enseignent sans écrits la vérité du monde. » 


Hong Zicheng – Philosophe chinois – 1572 - 1620 




11 mars 2012

Sentir son mal


"Un médecin vient voir un malade, il lui dit : « Vous avez la fièvre, abstenez-vous pour aujourd'hui de toute nourriture, et ne buvez que de l'eau. » Le malade le croit, le remercie et le paie. Un philosophe dit à un ignorant : « Vos désirs sont déréglés, vos craintes sont basses et serviles, et vous n'avez que de fausses opinions. » Celui-ci s'en va tout en colère, et dit qu'on l'a insulté. D'où vient cette différence ? C'est que le malade sent son mal, et que l'ignorant ne sent pas le sien." 

Entretiens, Livre II, XXXV. Épictète

8 mars 2012

Pessoa


Je me sens né à chaque instant
à l'éternelle nouveauté du Monde...
[...]
Le Monde ne s'est pas fait pour que nous pensions à lui
(penser c'est avoir mal aux yeux)
mais pour que nous le regardions avec un sentiment d'accord...
……..
Aimer, c'est l'innocence éternelle,
et l'unique innocence est de ne pas penser.
……….
Le seul mystère, c'est qu'il y ait des gens pour penser au mystère.
……….
L'unique signification intime des choses,
c'est le fait qu'elles n'aient aucune intime signification.
……….
les choses n'ont pas de signification : elles ont une existence.
Les choses sont l'unique sens occulte des choses.
……….
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à passer !



(Le Gardeur de troupeaux et autres poèmes, trad. Armand Guibert, ,nrf Poésie/Gallimard)


Fernando Pessoa
1888-1935


3 mars 2012

Le mammouth


Pour vous donner une idée du genre d’homme qu’est Serge Bouchard, voici un extrait tiré de son dernier livre : C’était au temps des mammouths laineux aux Éditions Boréal. Quel titre quand même…!

« C’est dans la symphonie domestique que se terre le sens profond de nos vies. La platitude nous la fuyons comme si la fuite était possible. Alors qu’il est clair que la fuite est impossible. Ce qu’il nous est possible de conserver, de cultiver, c’est notre sens de l’émerveillement. Alors le goût de fuir s’estompe, quand tout nous émeut dans l’apparente insignifiance des choses. Pas besoin d’un panda dans ma mire pour faire ma journée. Pas besoin de Capri pour mourir. Je ne viendrai jamais à bout d’épuiser la richesse des merveilles de ma propre cour. »

2 mars 2012

"Tinta-marre" de la grande cacophonie.


J’ai devant moi le billet retentissant de Denise Bombardier que j’ai découpé du Devoir le 26/02/2012. Madame Bombardier est indignée, et c’est peu dire. Elle nous fait une de ses montées de lait qui vaut le détour, du genre dont elle nous a déjà habitués auparavant. Je crois tout de même que nous devons la lire avec attention et respect. Le titre : Marre!

Comme un grand "chant d’épuration…"

Je ne vais pas énumérer ce qui la hérisse. Elle l’énonce clairement, beaucoup mieux que je pourrais le faire. Je suis en tout point d’accord avec elle, mais je ne veux pas en rajouter. Je retiens tout de même sa ferveur, son intensité et surtout ce final qui en donne la raison : « Eh bien, c’est parce que j’aime cette terre où je suis née de tout mon cœur et de tout mon esprit que j’en aurai encore et longtemps marre de la tentative d’abêtissement et de rapetissement de la société par des douaniers autoproclamés. »

N’empêche. Il m’arrive de penser que l’envie d’en découdre avec l’autre (les gens, la population…) est plus forte que nous, et qu’au prélude de solutions envisagées à divers problèmes cet « autre » porte toujours une lourde responsabilité sur ses épaules.

Depuis peu, je ne cesse d’entendre une petite phrase sibylline qui se déroule tout en délicatesse sur le pourtour de ma conscience. Elle apparaît en douceur, de toute évidence afin de ménager ma susceptibilité. Elle me dit ceci : « Ne prend pas de chance, cesse de penser ».

Ouch!

Facile à dire. Penser demeure en quelque sorte notre seconde nature à tous. Quant à moi, j’aime bien me raconter des histoires, me donner le beau rôle, m’en faire accroire et m’apitoyer sur mon sort, si ce n’est créer mes propres peurs de toutes pièces. Le flot d’images et de pensées circule en continu tel un récit dont je perds parfois le contrôle. D’où cette petite voix qui m’exhorte de faire attention : « Ne perd pas le fil, économise ton énergie, envisage une écologie de ton monde intérieur, car là aussi la pollution par le bruit existe et c’est même elle qui finit par se répercuter à l’extérieur par des hauts cris ».

Il y a beaucoup de bruits, dans les médias, à la télé, il faut l’admettre. Et Madame Bombardier ne fait que nous le souligner… en criant. Mais comment faire autrement si on veut se faire entendre?

Si d’aventure je persiste à penser, il le faut bien puisque j’écris, je me dis qu’il est toujours permis (est-ce la dernière des libertés?) et possible de m’éloigner des généralités, systèmes de croyances et idées à la mode. Et surtout, je me dis (quelque chose me dit) que je dois faire attention pour ne pas m’enliser, peut-être par découragement ou facilité, dans le trivial, le rabattu, les canulars, l’humour bitch et carnassier, parce que, de toute façon, il n’y a plus rien à croire dans ce monde de plus en plus complexe, que tout se vaut et que nous pouvons dire n’importe quoi.

En sixième année, à l’élémentaire, j’ai eu un dirigeant de chorale qui m’a beaucoup impressionné. C’était un professeur à l’école que je fréquentais. Deux fois semaine, nous nous rassemblions dans la grande salle, une trentaine d’écoliers comme moi, pour pratiquer le chant en vue d’un spectacle de fin d’année. Je me souviens qu’il nous rappelait constamment de garder la note jusqu’à la fin du couplet et du refrain à travailler. Il aimait chanter et il ne se privait pas de nous donner l’exemple. Il l’étirait. Un jour, un élève lui dit qu’il avait une belle voix. Il répondit spontanément que ce n’était pas vraiment le cas. Il nous expliqua qu’il avait simplement une voix juste. Qu’il tenait la note. De sorte qu’une grâce et une beauté jaillissaient de lui, tout naturellement.

À l’évidence, nous aimons chanter. Tant qu’à faire, pourquoi pas publiquement! Tout le monde le fait maintenant. Et la nature humaine étant ce qu’elle est, elle chante d’abord et avant tout son mécontentement et sa réprobation. Mais voilà, si nous sommes sensibles et avons l’oreille, comment ne pas déceler un bruit sans pareil à tout instant autour de nous?

Savons-nous chanter juste? C’est la question. Chanter ne va pas de soi, demande un long travail, un travail de minutie, de retenue même. Et comme le laisse si bien entendre Denise Bombardier, je ne suis pas certain que se faire écorcher les oreilles à tout instant demeure une expérience appréciable. Mais comment le signifier à travers tout ce bruit de fond? Comment attirer l’attention tout en conservant le ton juste? En n’oubliant pas, qu’en nous-mêmes, il y a beaucoup de bruit aussi.

Comment penser et dire juste alors qu’une grande cacophonie nous enterre?