31 janvier 2013

Les mots(10)

Nuit :
La nuit éclaire notre vie comme des millions d’étoiles qui inspirent les plus sûrs des destins. Intime du silence, elle laisse entendre le pas feutré d’animaux mythiques, se fait le présage de rêves délicieux, inavoués, fantastiques, incompréhensibles. La nuit dessine une porte qui nous conduit fatalement à notre propre humanité.

Crayon :
N’eut été de sa présence, comment aurais-je pu apprendre à dessiner et exprimer tout le pouvoir des mots? L’humble bout de bois a enfanté mon intelligence du doigté, l’humble bout de bois m’a appris qu’un savoir se démontre sur une ligne définie et que l’ardeur d’un amour se dit souvent sur un fond de papier blanc.  

Chien :
Notre quatre pattes adoré, chéri. Notre compagnon. Le mot chien provient du Chinois et veut dire : celui dont la queue démontre l’état archaïque du sentiment, celui dont les yeux recherchent la tendresse et tout l’amour qui ne se dira jamais avec des mots.

Bibliothèque :
Une bibliothèque comme lieu d’hospitalité pour des univers écrits à la gloire de la connaissance. Une bibliothèque comme restaurant et comme appel de nourriture pour ceux qui ont faim. Une bibliothèque infinie au fond de soi à la recherche du lecteur de tous les mots cachés de l’âme.

Oreille :
Chapelle des bruits de la terre. Lieu secret par où transitent beauté et horreur, rythme et volupté des soupirs. Pavillon d’or attentif aux chuchotements du monde, à l’éveil d’un désir partagé. Sanctuaire sacré aux portes de l’entendement.

Marguerite :
Dentelle immaculée perchée à son bouton d’or. Marguerite célèbre les étés de nos jardins, marguerite se dandine au vent et ondule sur les vagues de chansons éternelles. Elle est la mère bouquetière de tous les enfants à naître dans ce mariage insolite de la poésie et d’un destin ignoré.

30 janvier 2013

L’avis du chat qui baille…

C’est l’histoire d’un chat esseulé.

Je l’ai aperçu une première fois sur le terrain à l’arrière de ma résidence, il se faufilait à travers les arbustes et les fleurs. D’un bond élégant, il sauta ensuite sur le rebord de la clôture de bois. Il demeura assis plusieurs minutes, regarda autour de lui, levant parfois le nez comme pour respirer une odeur qui l’excitait. Sa fourrure avait un mélange égal de noir et de blanc. Enfin, il bailla à s’arracher la mâchoire, sauta dans la cour du voisin et disparut.

Le lendemain, je le vis jaillir du dessous d’une voiture stationnée dans la rue. Il s’approcha de mon entrée, regarda autour de lui puis grimpa ensuite les quatre marches menant à ma galerie. Je l’observai par la grande fenêtre du salon. Il se coucha, s’étira comme un chat, fit comme chez lui. Je courus chercher un reste de poulet au frigo pour lui donner. J’ouvris la porte lentement pour ne pas l’effaroucher et déposai le plat, sans rien attendre.  

C’est seulement quelques jours plus tard que nous avons fait connaissance. Il miaula devant ma porte, sans doute avait-il faim. Je lui donnai deux sardines qu’il avala d’un coup. Je pus l’observer un peu pendant qu’il mangeait. Il avait l’oreille gauche affaissée. Sur son dos le poil était emmêlé. Il leva la tête et je vis que la pupille d’un de ses yeux me semblait dilatée comme le jaune d’un œuf qui vient d’être crevé dans le fond d’une assiette. Un chat échaudé par la vie… Je lui flattai le cou. Il miaula puis déguerpit en bondissant en bas de la galerie. Je me rendis à l’épicerie du coin pour lui acheter de la nourriture, s’il revient encore j’aurai quelque chose à lui offrir.

Autre journée, autre miaulement. Cette fois-ci je déposai la nourriture, de petites croquettes de viande sèches, à l’intérieur de la maison, dans le couloir. J’attendis. Il entra lentement. Il me semblait boiter un peu. Il mangea en jetant des coups d’œil à droite et à gauche. Il termina rapidement et resta assis, figé. Je le trouvais beau malgré ses cicatrices de guerre. Je me présentai et lui dis de faire comme chez lui, de prendre ses aises. Comme s’il m’avait approuvé, il grimpa sur un tabouret puis sauta sur le radiateur à l’entrée.

Il devint mon inséparable ami à partir de cet instant. Où que j’aille à l’intérieur et autour de la maison, il me suivait. J’avais l’impression qu’il cherchait à me comprendre et à me donner son avis sur ce que je faisais et parfois même sur ce que je pensais. Je lui avouai qu’un chat qui avait vécu autant de tribulations et d’infortunes comme lui était sans doute digne d’être écouté. Il m’obligeait à m’arrêter et m’interroger. Il veillait sur moi comme je veillais sur lui. C’est drôle à dire, mais j’avais le vague sentiment qu’il cherchait à me faire économiser du temps et de l’énergie, qu’il me conduisait avec subtilité vers l’essentiel. Comment s’y prenait-il?

En bâillant…

Il avait une façon de me regarder… Il s’approchait à quelques centimètres de mon visage puis bâillait une fois, deux fois, jusqu’à ce que je lui accorde une attention soutenue. Au début, je ne voyais rien, je ne comprenais pas son manège. Un jour, je fis le lien. Je regardais la télé, je zappais. J’étais un télévore lobotomisé qui perdait manifestement son temps à regarder des inepties. Je me secouai, pris une revue et lus. Chat s’approcha et ronronna. Pour la première fois, l’effet Pavlov fonctionna. Et du même coup, je lui trouvai un nom. Il approuva son baptême, ronronna de plaisir.

Un après-midi, j’étais à l’ordinateur. Comme à son habitude, Pavlov avait pris sa place sur mon bureau près du clavier. Couché. Sa queue en mouvement continu ramassait la poussière sur les touches comme un petit linge. Je savais qu’il souriait… J’écrivais un texte qui me donnait du fil à retordre, mais temporisais en fuyant et surfant sur internet. Tout à coup, mon chat leva la tête puis vint s’asseoir directement devant l’écran. Je le suppliai de ne pas bâiller. Il bâilla. J’ai compris, lui dis-je.

Je dormais. Une présence me réveilla. Au cadran, les aiguilles notaient 2h15. Pavlov tournait sur lui-même, me léchait le visage. Je m’assis sur le bord du lit. Je le vis bondir en courant vers la porte arrière de ma résidence. Il voulait sortir. J’étais curieux d’en connaître la raison, je m’habillai et le suivis. La nuit était magnifique, une nuit d’été chaude et paisible. Ensemble, on se rendit jusqu’au fond du terrain, dans les broussailles à travers les arbustes et les fleurs. Le cabanon trônait à quelques mètres à notre gauche. Pavlov se coucha et fixa un point tout près du grand tilleul. Sans discuter, je pris la même position au ras du sol. J’observai le chat, observai ce qui l’absorbait. En silence, aucun geste. Au bout de quelques minutes, je vidai mon esprit de toutes pensées et appréhensions. Le silence partout, le silence total. La scène se transforma, grossit, s’illumina. Ma conscience pénétra en douceur un monde nouveau.

Je traquais.

À un moment pile, je peux vous jurer que je bondis en même temps que mon chat sur une proie qui ne vit que du feu. Un mulot.

Je retournai ensuite dans ma chambre. Il était cinq heures au cadran, le soleil grimpait à l’horizon, les étoiles se couchaient les unes après les autres dans la nouvelle lumière du jour.   

Pavlov dormait près de mon oreiller. Je songeai : tout est question de patience, d’attention, de profond silence. Et d’être sans bavure en temps voulu.

Je m’étais habitué à aimer ce chat magnifique. Il me comblait, ronronnait, bâillait… Je ne voulais rien d’autre qu'en prendre soin. Tous les jours, j’ouvrais ma porte, il partait, revenait plus tard. Heureux? Oui, j’en suis sûr, comme moi.

Une journée d’automne, je m’en souviens très bien, il pleuvait de fines gouttelettes sur la ville, je trouvai un mulot mort dans mon entrée en sortant à l’extérieur. J’eus une appréhension.

Le lendemain puis les jours qui suivirent, j’attendis mon chat, j’attendis qu’il entre me rejoindre dans la maison et partage ma vie comme avant. Peine perdue.

Pour ne rien vous cacher, j’ai longtemps pleuré sa disparition. Aujourd’hui encore, je me souviens de lui avec émotion et respect.

Je pense avoir maintenant compris la raison de son départ.

J’en suis presque certain, il avait d’autres chats à fouetter…

24 janvier 2013

Humain fort fragile

«Nous sommes des êtres fragiles et la réalité sociale dans laquelle nous nous trouvons en tient fort peu compte, nous proposant au contraire un idéal de performance ou d’excellence. Une part de ce qu’il y a en nous d’humain est oubliée, comme si nous avions honte de notre humanité et des imperfections qui lui sont inhérentes, et que nous nous rêvions surhumains, dieu ou machine. Il en a d’ailleurs toujours été ainsi sur le plan collectif. L’idéal de sainteté puis celui de sagesse ont précédé l’idéal d’excellence, l’idéal d’aujourd’hui. Toujours l’humanité de l’humain est déniée, telle une tare. Ces idéaux détruisent l’être humain, loin de l’aider à se développer et à réaliser la puissance de son être vivant. En fait, il s’agit d’abord et avant tout de voir la réalité telle qu’elle est. C’est grâce à la vision qu’une solution allant dans le sens de la puissance de vivre peut concrètement se trouver ou  s’inventer au sein de la réalité telle qu’elle est. L’important est que la vision, même au sein de la répression, que celle-ci soit brutale ou douce, absurde ou  argumentée, demeure intacte, que, mieux encore, elle soit rendue plus vive, plus aiguisée par le défi ou l’épreuve. La vision de la réalité est plus puissante que toute injonction émanant de l’idéal.»

Pierre Bertrand, Cette vie en nous, Liber.

21 janvier 2013

Le sens de la contemplation

« Celui qui s’efforce d’agir pour les autres ou pour le monde sans approfondir sa compréhension personnelle, sa liberté, son intégrité et sa faculté d’aimer n’aura rien à donner aux autres. Il ne leur communiquera que la contagion de ses obsessions, son agressivité, ses ambitions égocentriques, ses illusions sur les fins et les moyens, ses préjugés doctrinaires. Rien n’est plus tragique, dans le monde moderne, que le mauvais usage du pouvoir et de l’action auquel les hommes sont poussés par leurs malentendus et incompréhensions.

Nous avons actuellement plus de puissance que jamais et cependant nous sommes aliénés, plus étrangers au domaine intérieur de l’amour et du véritable sens des choses que jamais. Le résultat est évident. Nous traversons la plus grande crise de l’histoire humaine; et cette crise a son centre dans la nation même qui a le culte de l’action et a perdu (ou n’a peut-être jamais eu) le sens de la contemplation. »

Thomas Merton, Le retour au silence.

18 janvier 2013

Avaler sa pilule

Petit tour en pharmacie accompagné par ma douce et ma grippe. Main dans la main. Le défi était trop grand pour me rendre seul, je m’y serais perdu, c’est certain. L’aventure aux limites du possible consistait à trouver une simple bouteille de Tylénol en format ordinaire, de base. En cinq minutes, top chrono.

Je pensai à Thérèse d’Avila…

En face de deux rayonnages débordant de pilules de toutes sortes, un haut-le-cœur s’accrocha à mes lèvres sèches. Je me suis mis à psalmodier, chercher un mantra et un sens à la vie. Une chatte aurait eu de la peine à retrouver ses petits. Douze gigazillions de bouteilles, de formats, de boîtes qui me narguaient : « Je suis ce qu’il te faut! »

Ma fièvre empira. J’hallucinai un produit pour combattre la sinusite pour nez aquilin, un autre pour nez épaté seulement. Pilule pour soigner une gorge nouée, une autre pour gorge profonde, une toux grasse, rauque, déchirante, nerveuse. Nous avons de tout!

Je revins à la maison, tremblotant. C’en était trop, j’allais mourir. Mais avant de trépasser, je me suis assis au salon avec la dernière revue Actualité. J’ai lu sur la page couverture : « Et si on se simplifiait la vie? » Ce serait tendance pour 2013.

Je pensai à Thérèse d’Avila…

Le titre de la revue me semblait prometteur. Désenchantement… Moi qui vois la simplicité comme un art du détachement, un désencombrement minutieux dans ses pensées et une approche teintée de grand respect envers la nature, voilà qu’on me sert la même poutine grasse dans sa sauce brune de la gestion de notre temps et de nos achats, seules critères d’une vie réussie et bien remplie, il va sans dire. Il faut acheter la bonne tablette, l’iPad évidemment. Tellement plus intuitif. Mon intuition à moi me dit de me méfier. Rien ne nous oblige à nous embarrasser de tous les derniers gadgets à la mode. Puis on nous exhorte à assainir nos finances personnelles, concilier travail et famille, faire des listes et même de mieux manger au restaurant. Si vous ne le faites pas, c’est vous le pire. On ne vous souhaite pas de culpabiliser, mais c’est tout comme. Il y a quelques décennies à peine, il fallait aller à la messe tous les dimanches, se confesser, savoir le petit catéchisme par cœur et écouter notre curé. Garantie à vie, gestion idéale pour l’éternité! Sinon, l’enfer.

Je pensai à Thérèse d’Avila.

Le gros bouquin de Marcelle Auclair sur la vie de la sainte espagnole du 16e siècle trône sur la table du salon depuis quelques semaines.

Je lis qu’elle était une femme exceptionnelle, une féministe avant son temps, et belle, intelligente, gracieuse. Une femme d’action qui a eu maille à partir avec tous les énormes préjugés de son époque. Et j’ajouterais avec nos préjugés actuels. Connaissons-nous vraiment cette femme?

« Tout n’est rien, le monde est vanité, la vie est brève. » Est-ce la fièvre qui me fait accepter sans rechigner ces mots de la carmélite? La maladie nous apporte quelquefois de ces moments de lucidité, une fêlure dans l’édifice de nos croyances et une petite lumière se fraye péniblement un chemin dans notre conscience.

Cette grande dame, j’aurais donc aimé la rencontrer! D’autant plus qu’elle adorait rire, chanter, danser. Et, imaginez, elle savait jouer aux échecs. Elle pratiquait le noble jeu régulièrement. Elle s’en servait comme image pour expliquer le processus de développement intérieur.

Nous avons besoin de si peu. L’essentiel se cache en nous.

J’avalai ma pilule…

15 janvier 2013

L’extrême et le banal


Je n’ai pas d’embarras à manifester mon étonnement. Je ne calcule rien, ça surgit, ça émerge et m’inonde comme une pluie soudaine en été.

Je ne crie pas ce sentiment à la face du monde. L’étonnement (mâtiné d’émerveillement) me stupéfie. Je fige, suspendant tout jugement, sans évaluer la teneur en gras ou en grâce de ce moment unique. Pour qui m’observe et me prend en flagrant délit, tout juste peut-il discerner une grimace ou un sourire de contentement. Ce ne sont pas des mots qui jaillissent mais une humeur enfantine, des yeux qui s’agrandissent, cheveux qui se dressent ou parfois une démarche bondissante comme un ballon de plage.

Exister n’est pas banal et, comme bien d’autres l’ont dit avant moi, je m’étonne même qu’il y ait un monde et que nous l’habitions. Pourquoi tout ça? Il n’y a rien de naturel, il n’y a rien du pur hasard d’une mécanique subtile. On entre plutôt de plain-pied dans le mystère. Et on n’en sort pas indemne…  

« La vie ne se révèle qu’à ceux dont les sens sont vigilants et qui s’avancent, félins tendus, vers le moindre signal », nous dit Christine Singer.

Mais qu’est-ce qu’on peut bien venir foutre ici-bas? Ce n’est pas banal. Pourtant, je m’étonne que tant de monde s’étonne si peu. « Il y a des gens qui, comme les bêtes, ne s’inquiètent de rien, que de l’herbe! » nous mentionne Épictète dans ses Entretiens.

Il n’y a rien de banal autour de nous, sinon peut-être dans cet égo surdimensionné « dilué dans un tout le monde qui de tout a tout vu, ou le verra sous peu. » (L. Jerphagnon). Il n’y a rien de banal dans l’apparition de la première neige et des premiers bourgeons au printemps. Rien de banal dans le regard attendrissant d’un vieillard et celui d’un enfant comblé d’un simple jouet. Il n’y a rien de banal dans notre grand fleuve et ses espaces montagneux qui le bordent.

Dépourvus d’un regard, dépourvus d’une sensibilité, dépourvus de culture, ignorant d’ignorer, ne sommes-nous pas plutôt condamnés à une recherche constante d’un extrême qui nous ébloui et nous transporte? Condamné aussi à combler un vide qui nous gruge du dedans, car nous refusons qu’il ne se passe rien et encore moins de nous identifier à un banal devenu abject.

Jean-Jacques Pelletier expose avec rigueur, brio et moult exemples cette montée apparemment sans fin aux extrêmes qui définit le genre de vie que nous privilégions de nos jours. Dans ses deux derniers essais, Les taupes frénétiques et La fabrique des extrêmes, il jette un regard quelque peu cynique, mais néanmoins lucide de cette tendance que nous avons à nous délecter du spectacle sans fin de l’existence véhiculé dans les médias. Comme l’affirme Pelletier, n’a droit d’existence que ce qui peut être vu et entendu maintenant. Nous sommes inondés par un tsunami d’informations, chérissons notre dose et en redemandons, car cet extrême crée une accoutumance délétère.

Hier, il y a douze heures, il y a une heure entrent dans le déjà assimilé, consommé, vu et entendu, et y revenir endosse le label « banal ». Piégé à l’intérieur d’un cercle vicieux, nous voulons plus, nous voulons une « euphorie perpétuelle » puis nous nous enfonçons, pareils aux autres, tout en cherchant à nous démarquer dans le pas pareil. L’extrême soluble dans la prétention et la suffisance. Je pense ici à l’émission « Les Bobos » présentée par Marc Labrèche et qui illustre d’une manière truculente ces travers que nous avons développés à force de vouloir nous montrer en spectacle.

Les grands perdants de cette course sans fin? L’intimité, la discrétion, la retenu et l’art de prendre du recul. Qu’avons-nous fait aussi du silence et de la contemplation, seuls moyens efficaces de nous retrouver un tant soit peu dans le tintamarre incessant de cette existence?
 
Qu’avons-nous fait pour en venir à nous satisfaire d’un tel bruit?