Croyances, visions des
choses, idées sur le monde, la vie, la mort, la grande parade du sens que nous
accordons à notre existence, foi en Dieu, foi en l’homme : une constance dans
l’histoire qui a encore un bel avenir, surtout en période de troubles comme
celle que nous vivons actuellement.
Nous devons croire. Nous
devons croire, car nous avons une conscience aigüe de notre durée et de la mort
qui nous attend. Le seul espoir qui nous reste se cache alors dans une continuité
(de soi, de la vie) qui expliquerait et complèterait par le fait même notre mortelle
présence sur terre.
Croire et avoir confiance en notre
croire parce que nous nous sentons incomplets.
Jean-Louis Servan-Schreiber
dans Aimer (quand même) le XXIe siècle nous dit ceci:
« On ne peut pas fonctionner sans une petite modélisation du monde dans la
tête; bricolée, lacunaire certes, mais c’est la nôtre. Nous avons intérêt à
bien la connaître, à la tester constamment, à savoir la compléter, la mettre en
doute, vérifier si elle nous aide à vivre, ou si elle nous envoie dans le
mur. »
Voilà la question :
est-ce que notre croyance nous aide à vivre? Et précisons : à vivre une
vie qui a un sens, une vie réussie qui apporte quelque chose de positif aux
autres et à soi-même?
Je sais à quel point nous
aimons nous raconter des histoires. Quelque chose nous échappe et il y a plein
de trucs que nous ne comprenons pas. C’est ce quelque chose d’indéfinissable
dont nous ne savons presque rien que nous cherchons à clarifier afin de nous
guider. Nous désirons ardemment la preuve de son existence afin de soulager
notre angoisse. Une fois convaincus de l’avoir trouvé, nous la chérissons comme
un bien précieux, un bien que nous voulons protéger à tout prix, car il nous
conduira avec assurance vers le salut ou une récompense qui adoucira toutes nos
souffrances vécues.
Cependant, ce spectre
éblouissant de la preuve définitive ne finirait-il pas par nous aveugler au
point de nous déposséder de nous-mêmes et nous faire perdre cette part d’humanité
qui nous rattache à tous? Ne chercherions-nous pas aussi à nous démarquer par
l’exclusivité de notre trouvaille, ce qui expliquerait la multiplicité des
croyances, religions, sectes et autres idéologies qui pullulent depuis
toujours?
Notre croyance, affirmons-nous avec éloquence et ferveur, étant la
bonne et unique, une puissance, enfin, s’occupe de nous et nous mène à bon
port. Nous sommes protégés, rassurés, et c’est tout ce qui compte.
Pendant quelque temps au
travail, j’ai eu un ami qui était joueur d’échecs comme moi. On se voyait pour
des parties endiablées, mais nous avions aussi de longues conversations ensemble.
Un jour il m’avoua qu’il était un disciple de la foi baha’is. Il m’expliqua en
long et en large la teneur de sa religion. Ce que je me souviens et qui me
faisait sourciller, c’est que pour les baha’is l’unification de l’humanité
demeure un sujet primordial. Ils sont d’ailleurs convaincus que le temps approche
où la paix mondiale s’installera pour de bon. Je décelais un engouement et une
exaltation chez lui et j’avais beau lui signifier qu’il me semblait utopique de
voir les choses ainsi, rien n’y faisait. Le plus étonnant demeurait l’ensemble
hétéroclite de preuves et de signes qu’il découvrait chaque jour dans
l’actualité afin d’étayer ses affirmations. « Tu vois bien, ce n’est qu’une
question de temps, me répétait-il. »
Je n’ai rien contre la paix
sur terre, ça va de soi. Cependant, je ne voyais rien de probant, je ne croyais
pas comme lui… Par contre, je discernais dans son approche une sorte de théorie du complot, mais
à sens positif : on conspirait pour le bien de l’humanité entière et il en
lisait des signes partout, dans tous les événements de l’époque.
Malgré tout, nous devons
croire. Au moins pour ne pas désespérer, pour ne pas entretenir cette passion
du désespoir que nous retrouvons parfois chez les jeunes, souvent pour des
raisons dramatiques ou esthétiques. Croire humblement pour en arriver à espérer
sans impatience et découvrir une part de sérénité malgré la folie du monde,
malgré le mal, la souffrance.
Il n’y a pas de raccourcis.
Comprendre la vie, le fait d’exister demande du temps et ne se manifeste que
dans la lenteur et le silence, sans une pression indue de l’extérieur ou d’une puissance
autoproclamée. Je pense à une recherche continue qui s’étale sur le long terme,
comme une traversée à la nage de tous les océans de la terre.
Je pose comme hypothèse que
les croyances existent avec une ambition inavouée, celle de court-circuiter le
délai nécessaire à toutes transformations profondes de notre être. Ils
prétendent à un lien direct avec la vérité, avec une puissance divine ou un substitut
terrestre. Y adhérer donne alors un sentiment d’élection qu’il suffit
d’entretenir en devenant dévot, c’est-à-dire celui qui prononce les bons mots,
les bonnes paroles et se nourrit des bonnes écritures.
Nous devons croire, mais je
ne suis pas sans savoir que mettre au-devant de soi sa croyance au détriment de
la réalité, du visage du monde et de sa propre humanité peut conduire aux pires
excès.
Il y a des maladies de la
croyance qui enlèvent toute crédibilité à cette attitude capitale devant la
vie. Ces maux naissent d’une paresse rédhibitoire devant la complexité de
l’existence et en raison de notre impatience à trouver une solution définitive à
notre incomplétude. Ces maux s’apparentent à une démission de la pensée et de
la réflexion, comme si une dispense de recherche et d’approfondissement se
voyait accordée aux seuls adeptes, dispense rendue possible par une mythologie ou
une imagerie toute faite et parfaite de la vie ici-bas et au-delà. Si ce
penchant se concrétise pendant de longues années, puis des décennies et des
siècles, l’obscurantisme finit par prévaloir et recouvrir de sa chape de plomb toute
lumière cherchant à poindre quelque part dans le firmament des idées.
Dans son livre Comme un chant
d’oiseau, Anthony de Mello raconte cette histoire : « Le diable
un jour partit en promenade avec un ami. Ils virent devant eux un homme se
pencher et ramasser quelque chose sur la route.
- Qu’est-ce que cet homme a
trouvé? demanda l’ami.
- Une parcelle de vérité,
répondit le diable.
- Ça ne vous dérange pas?
demanda encore l’ami.
- Oh non! repartit le
diable : je vais lui permettre d’en faire une croyance…
Croire est noble. S’il ne se contente
que d’une attente de récompenses ou d’un soulagement à notre malaise de vivre, notre
croire perd alors de cette noblesse au détriment d’un égocentrisme inavoué ou d’une
suffisance arrogante. Mais s’il est accompagné d’une transformation en
profondeur de notre être, transformations issus d’expériences qui ont un sens,
alors il reprend vie et ne se fossilise plus dans le dogmatisme et les
certitudes défraîchies.
Le croire s’articule dans un
constant dialogue avec le doute et l’incertitude, il est méthode de recherche,
il s’élabore dans l’humble tâche de compréhension de la vie avec le seul
instrument disponible à l’homme, sa raison.
Il y a cependant un
paradoxe : la raison seule n’est et ne sera jamais satisfaisante. Devant
le mystère de l’existence ainsi que de notre présence consciente sur terre, la
raison n’a pas de repère tangible, c’est-à-dire de mesures quantifiables et précises.
Elle doit reconnaître que la science et ses vues matérialistes ne produisent qu’une
réduction du mystère, jamais une explication définitive, malgré leurs
prétentions.
Il reste le croire dans le
doute et la raison dans l’humble acceptation de ses limites.