23 avril 2013

Paresseux au travail

Comment résoudre un paradoxe lorsqu’il vous touche et vous accable?

Je suis paresseux. Je tourne en rond, regarde le temps qui passe et contemple le monde comme un scénario de film écrit à mon usage exclusif. J’ai une telle fascination, une telle curiosité pour ce qui se présente à mes yeux que je ne ressens plus le besoin de m’activer, entreprendre, bouger, faire; tous ces verbes d’action qui prennent tant de place dans la vie d’Occidentaux bien portants.

Il y a de la vitalité autour de moi, la nature exulte, il y a débordement d’énergie et d’inventivité, pourquoi devrais-je intervenir ou m’en mêler? J’essaie de me raisonner et je me pose toujours cette question : qu’apporterais-tu de plus à cette vie?

Je me contente alors de ne pas la juger et de l’aimer. Je me contente de ne pas nuire à tous ceux que je côtoie et qui s’affairent tant bien que mal à s’organiser une vie qui a un sens.

Je me dis tout de même que ce n’est pas suffisant. Une voix me susurre à l’oreille : « Voyons, ce n’est pas sérieux, il faut que tu t’affaires, tu dois bouger, t’impliquer, intervenir, t’indigner, il y a tant de choses qui vont mal autour de toi ». Alors je culpabilise, et je me sens paresseux…

Pourtant, je besogne très fort pour corriger ce problème. Donc, en soi, suis-je paresseux ou non?

C’est le paradoxe dont je parlais au début. Comment me considérer accro à la paresse alors que je travaille à la mater? Je déploie de l’énergie, je la combats en l’étudiant sur toutes ses coutures, je veux vaincre l’inertie, laisser une trace, je peux le jurer!

J’ai arrêté de m’en vouloir après avoir lu cette histoire :

« Le riche industriel venu du Nord était horrifié de voir le pêcheur du sud étendu paresseusement à côté de son bateau en fumant sa pipe.
- Pourquoi n'êtes-vous pas à la pêche? demanda l'industriel.
- Parce que j'ai attrapé assez de poissons pour la journée, répondit le pêcheur.
- Pourquoi n'en pêchez-vous pas plus que vous n'en avez besoin?" demanda encore l'industriel.
- Qu'est-ce que j'en ferais? demanda à son tour le pêcheur.
- Vous pourriez gagner plus d'argent, répondit l'autre. Avec cet argent, vous pourriez ajouter un moteur à votre bateau, puis vous pourriez aller en eaux plus profondes et pêcher plus de poissons. Ce qui vous permettrait d'acheter des filets de nylon. Et ces filets vous apporteraient plus de poissons et plus d'argent. Bientôt, vous auriez assez d'argent pour posséder deux bateaux… peut-être même une flotte de bateaux. Et alors, vous seriez un homme riche comme moi.
- Qu'est-ce que je ferais alors? demanda le pêcheur.
- Alors, vous pourriez vous asseoir et jouir de la vie " repartit l'industriel.
- Qu'est-ce que vous pensez que je fais actuellement? rétorqua le pêcheur. »

Anthony de Mello, Comme un chant d’oiseau.  

19 avril 2013

Croire


Croyances, visions des choses, idées sur le monde, la vie, la mort, la grande parade du sens que nous accordons à notre existence, foi en Dieu, foi en l’homme : une constance dans l’histoire qui a encore un bel avenir, surtout en période de troubles comme celle que nous vivons actuellement.

Nous devons croire. Nous devons croire, car nous avons une conscience aigüe de notre durée et de la mort qui nous attend. Le seul espoir qui nous reste se cache alors dans une continuité (de soi, de la vie) qui expliquerait et complèterait par le fait même notre mortelle présence sur terre.

Croire et avoir confiance en notre croire parce que nous nous sentons incomplets.

Jean-Louis Servan-Schreiber dans Aimer (quand même) le XXIe siècle nous dit ceci: « On ne peut pas fonctionner sans une petite modélisation du monde dans la tête; bricolée, lacunaire certes, mais c’est la nôtre. Nous avons intérêt à bien la connaître, à la tester constamment, à savoir la compléter, la mettre en doute, vérifier si elle nous aide à vivre, ou si elle nous envoie dans le mur. »

Voilà la question : est-ce que notre croyance nous aide à vivre? Et précisons : à vivre une vie qui a un sens, une vie réussie qui apporte quelque chose de positif aux autres et à soi-même?

Je sais à quel point nous aimons nous raconter des histoires. Quelque chose nous échappe et il y a plein de trucs que nous ne comprenons pas. C’est ce quelque chose d’indéfinissable dont nous ne savons presque rien que nous cherchons à clarifier afin de nous guider. Nous désirons ardemment la preuve de son existence afin de soulager notre angoisse. Une fois convaincus de l’avoir trouvé, nous la chérissons comme un bien précieux, un bien que nous voulons protéger à tout prix, car il nous conduira avec assurance vers le salut ou une récompense qui adoucira toutes nos souffrances vécues.

Cependant, ce spectre éblouissant de la preuve définitive ne finirait-il pas par nous aveugler au point de nous déposséder de nous-mêmes et nous faire perdre cette part d’humanité qui nous rattache à tous? Ne chercherions-nous pas aussi à nous démarquer par l’exclusivité de notre trouvaille, ce qui expliquerait la multiplicité des croyances, religions, sectes et autres idéologies qui pullulent depuis toujours?

Notre croyance, affirmons-nous avec éloquence et ferveur, étant la bonne et unique, une puissance, enfin, s’occupe de nous et nous mène à bon port. Nous sommes protégés, rassurés, et c’est tout ce qui compte.

Pendant quelque temps au travail, j’ai eu un ami qui était joueur d’échecs comme moi. On se voyait pour des parties endiablées, mais nous avions aussi de longues conversations ensemble. Un jour il m’avoua qu’il était un disciple de la foi baha’is. Il m’expliqua en long et en large la teneur de sa religion. Ce que je me souviens et qui me faisait sourciller, c’est que pour les baha’is l’unification de l’humanité demeure un sujet primordial. Ils sont d’ailleurs convaincus que le temps approche où la paix mondiale s’installera pour de bon. Je décelais un engouement et une exaltation chez lui et j’avais beau lui signifier qu’il me semblait utopique de voir les choses ainsi, rien n’y faisait. Le plus étonnant demeurait l’ensemble hétéroclite de preuves et de signes qu’il découvrait chaque jour dans l’actualité afin d’étayer ses affirmations. « Tu vois bien, ce n’est qu’une question de temps, me répétait-il. »

Je n’ai rien contre la paix sur terre, ça va de soi. Cependant, je ne voyais rien de probant, je ne croyais pas comme lui… Par contre, je discernais dans son approche une sorte de théorie du complot, mais à sens positif : on conspirait pour le bien de l’humanité entière et il en lisait des signes partout, dans tous les événements de l’époque.

Malgré tout, nous devons croire. Au moins pour ne pas désespérer, pour ne pas entretenir cette passion du désespoir que nous retrouvons parfois chez les jeunes, souvent pour des raisons dramatiques ou esthétiques. Croire humblement pour en arriver à espérer sans impatience et découvrir une part de sérénité malgré la folie du monde, malgré le mal, la souffrance.

Il n’y a pas de raccourcis. Comprendre la vie, le fait d’exister demande du temps et ne se manifeste que dans la lenteur et le silence, sans une pression indue de l’extérieur ou d’une puissance autoproclamée. Je pense à une recherche continue qui s’étale sur le long terme, comme une traversée à la nage de tous les océans de la terre.

Je pose comme hypothèse que les croyances existent avec une ambition inavouée, celle de court-circuiter le délai nécessaire à toutes transformations profondes de notre être. Ils prétendent à un lien direct avec la vérité, avec une puissance divine ou un substitut terrestre. Y adhérer donne alors un sentiment d’élection qu’il suffit d’entretenir en devenant dévot, c’est-à-dire celui qui prononce les bons mots, les bonnes paroles et se nourrit des bonnes écritures.

Nous devons croire, mais je ne suis pas sans savoir que mettre au-devant de soi sa croyance au détriment de la réalité, du visage du monde et de sa propre humanité peut conduire aux pires excès.

Il y a des maladies de la croyance qui enlèvent toute crédibilité à cette attitude capitale devant la vie. Ces maux naissent d’une paresse rédhibitoire devant la complexité de l’existence et en raison de notre impatience à trouver une solution définitive à notre incomplétude. Ces maux s’apparentent à une démission de la pensée et de la réflexion, comme si une dispense de recherche et d’approfondissement se voyait accordée aux seuls adeptes, dispense rendue possible par une mythologie ou une imagerie toute faite et parfaite de la vie ici-bas et au-delà. Si ce penchant se concrétise pendant de longues années, puis des décennies et des siècles, l’obscurantisme finit par prévaloir et recouvrir de sa chape de plomb toute lumière cherchant à poindre quelque part dans le firmament des idées.

Dans son livre Comme un chant d’oiseau, Anthony de Mello raconte cette histoire : « Le diable un jour partit en promenade avec un ami. Ils virent devant eux un homme se pencher et ramasser quelque chose sur la route.

- Qu’est-ce que cet homme a trouvé? demanda l’ami.

- Une parcelle de vérité, répondit le diable.

- Ça ne vous dérange pas? demanda encore l’ami.

- Oh non! repartit le diable : je vais lui permettre d’en faire une croyance…

Croire est noble. S’il ne se contente que d’une attente de récompenses ou d’un soulagement à notre malaise de vivre, notre croire perd alors de cette noblesse au détriment d’un égocentrisme inavoué ou d’une suffisance arrogante. Mais s’il est accompagné d’une transformation en profondeur de notre être, transformations issus d’expériences qui ont un sens, alors il reprend vie et ne se fossilise plus dans le dogmatisme et les certitudes défraîchies.

Le croire s’articule dans un constant dialogue avec le doute et l’incertitude, il est méthode de recherche, il s’élabore dans l’humble tâche de compréhension de la vie avec le seul instrument disponible à l’homme, sa raison.

Il y a cependant un paradoxe : la raison seule n’est et ne sera jamais satisfaisante. Devant le mystère de l’existence ainsi que de notre présence consciente sur terre, la raison n’a pas de repère tangible, c’est-à-dire de mesures quantifiables et précises. Elle doit reconnaître que la science et ses vues matérialistes ne produisent qu’une réduction du mystère, jamais une explication définitive, malgré leurs prétentions.  

Il reste le croire dans le doute et la raison dans l’humble acceptation de ses limites.