30 janvier 2014

L’homme qui s’oubliait

Un matin comme bien d’autres matins… Le journal au coin de la table, toast, café, la radio en sourdine qui débite les mêmes âneries depuis près d’un siècle. Rien que du familier. Je regarde le temps qu’il fait à travers la fenêtre, le chat se lèche les pattes après son petit déjeuner, l’ordinateur roucoule dans la pièce à côté. Le locataire du haut se prépare à partir, bruit de pas sur le plancher de bois franc, une porte claque.

Du familier, rien que du familier...

Mais pourquoi alors, subitement, cette impression d’un bogue dans la machine, cette impression de manque et d’absence qui s’introduit insidieusement dans ma conscience. Je lève les yeux de la page 12 du journal devant laquelle je m’éternise. Je tâte l’atmosphère, scrute minutieusement chaque recoin de la cuisine à la recherche d’un improbable indice.

Une partie de moi a décidé de se séparer, de me quitter, sans me demander la permission. Je hausse les épaules, émets un bref sourire en guise de dérision puis me lève. Un coup de vent me fait sursauter, la pluie commence à tomber. Changement au programme, je devais aller jogger. Je regarde mes mains. À l’extrémité de mes doigts, la peau ressemble à de la pâte phyllo. Je vieillis, c’est normal, ma peau flétrie. Au moins je reconnais mes mains. Le miroir. Je plonge un regard furtif. Moi. Pareil au moi d’hier, de la semaine dernière.

Mais qui es-tu? Quel est ton nom?

Aucune idée, je ne m’en souviens plus. Ton âge, ta date de naissance? Rien, nothing, nichts, nada. Pas plus avancé. Je sais pourtant que j’ai la même conjointe depuis des lunes, je suis le père de trois enfants et grand-père de quatre. Je connais leur nom parfaitement bien. Ça va pour ma journée d’hier. Qu’est-ce que j’ai mangé? Des pâtes au pesto, yogourt, brownies, succulent. J’ai lu Dostoïevski, les Frères Karamazov, un chef-d’œuvre, suis rendu à la page 700 environ. J’ai parlé avec ma vieille mère au téléphone, crié un peu car elle est sourde. Son nom? Rose. Rose Deschamps, je vous jure. Toute ma journée d’hier me revient en tête. Des événements de la semaine dernière aussi. Ce qui m’attend dans les prochains jours. Tout est clair, précis.

J’aimerais dire que je me calme mais je ne peux pas car je n’ai jamais été aussi calme. C’est bien ce que je ne comprends pas. J’ai l’étrange impression d’un fardeau de moins sur les épaules. Ontologiquement, je suis le même, je reconnais mon essence, tout baigne. Mais plus de noms, plus de date. Donc suis-je né? J’ai perdu une part de moi-même et je me sens plus léger, comme débarrassé d’un superflu, d’une propriété inutile, non obligatoire. Pour tout dire, je me sens libre comme jamais auparavant, une liberté exempte de toute peur.

Je n’ai plus rien à perdre, je ne suis plus rien, ou presque…

Lendemain matin. Autre jour, autre réalité. J’ai encore oublié mon nom même si mes cartes m’ont été d’un certain secours hier. Mes cartes, j’ai presque envie de m’en débarrasser. J’ai oublié mon N.A.S. tiens. Peu importe. Ce matin j’oublie tous mes numéros. Me sens encore plus léger. Un oiseau, quelques plumes, j’ai envie de voler. Je reçois un coup de téléphone me rappelant un abonnement qui vient à échéance. Quel abonnement? Je n’en veux plus. Mon numéro de téléphone disparu lui aussi. Mon poids, ma taille, aucune idée.

Je n’ai plus de dimension, mon être concret se désagrège lentement de ses statistiques. Tous ces chiffres s’estompent, les fils sont coupés et la toile des éléments superficiels s’effiloche sous le poids de la gravité.

Une semaine plus tard, il y a un autre vide qui se dessine devant moi, il m’invite à une absorption. Je ne réponds pas. Je suis bien, confortable. Je souris à ma femme qui ne se doute de rien. Je ne lui raconte pas mon état car tout m’indiffère maintenant. Lorsqu’elle prononce mon nom, je sais que c’est de moi dont elle parle. J’ai toute ma tête quand même…

Mon vide se reconstitue en bienveillance et en amour pour tout ce qui m’entoure. Et croyez-moi c’est tout ce qui compte pour cet entourage. Les gens, les animaux le sentent. J’en fais l’expérience tous les jours.

Je suis celui qui s’oublie et dont rien n’oblige. Mon existence s’est raccrochée à son essence. Je ne suis plus rien et je suis tout. Je ne pense plus et je suis bien plus. Je transpire la réalité de mon être et je n’ai plus de pourquoi. « C’est quand je ne me sais plus être moi-même que je suis au plus près de moi-même », disait Plotin

Je suis maintenant une apparition qui s’affranchit de toute définition.

L’absorption dans l’oubli de soi continue de plus belle. Je vaque à mes occupations et prends le pouls du monde qui m’entoure comme si lui-même n’avait plus de densité, seulement une présence qui ne dépend que de ma seule attention. Le monde est mon monde, une réalité dont je suis responsable car elle est issue de moi seul. Nous ne faisons qu’un.

Tous les jours je marche et m’émerveille devant la beauté naturelle des choses. Elles sont, je suis.

Je suis l’homme qui s’oubliait et qui a tout perdu.

17 janvier 2014

Comment savoir qui sait? Qui sait?

Ne préférons-nous pas rester égaux dans l’ignorance? Une ignorance ostentatoire, selon le qualificatif à la mode. Nous sommes des êtres aux émotions brisées, battues par de grands vents qui les secouent constamment, jusqu’à nous faire perdre pied. Ces vents à l’odeur fétide sont les rumeurs, canulars et préjugés qui gagnent chaque interstice laissé ouvert par mégarde. Comment s’en tirer, comment les combattre?

Un événement, une situation ne se transforme pas en expérience significative s’il n’a pas été compris et entièrement assimilé par celui qui l’a vécu. Et l’expérience peut très bien être la reconnaissance d’un échec.

Toute expérience n’a pas à être dite ou racontée, tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas acquis un pouvoir de signification.

Nous vivons à l’ère du « je veux être vu et entendu » qui nous donne ce sentiment d’exister. Nous devenons notre propre objet, notre propre produit qui s’auto dévore à force de se mettre en scène. Le contenu de la représentation n’a pas d’importance, il n’y a plus rien à comprendre ni à maîtriser sinon les codes de l’exhibition de soi.

Je me souviens d’une partie d’échecs dont j’étais très fier car j’avais gagné, comme de raison. Un maître passe par là, je lui montre la partie et me dit que ça ne vaut pas grand-chose, c’est une belle tentative mais bourré d’erreurs que je n’avais même pas vues. On ne sait pas tant que l’on ne reconnaît pas n’avoir rien vu et tant et aussi longtemps que l’on croit avoir touché le vrai et l’indicible. Cette fierté de soi nous aveugle.

Il est bien toutefois de vouloir raconter et s’exprimer. Mais qui peut nous guider dans ce dédale. La créativité se prête à plein d’embûches.

Un autre personnage pervers s’est dorénavant présenté à la porte du monde communiquant. Celui qui prétend savoir et qui fustige tout ce qui bouge, en son nom et au nom de tous les bien-pensants, celui qui joue au senseur ou douanier autoproclamé, qui se donne un rôle en se vautrant caché dans les réseaux dits sociaux, celui qui dénigre, démoli avec un malin plaisir sans argument digne de ce nom et qui prétend qu’on ne la lui fera pas, qui voit des évidences partout car percevant la réalité sous deux teintes seulement, le blanc et le noir. Une personne exprime une opinion et le voilà qu’il apparaît, à l’assaut, toujours prêt à tirer.

Comment se tirer d’affaire? Ne plus échanger? Se retirer dans ses terres et n’échanger qu’avec ceux et celles qui nous ressemblent?

Je remarque une chose. Tous les écrivains aux ouvrages importants que j’ai lus ces dernières années n'ont pas seulement apporté une contribution au savoir mais ont réfléchi sur l’acte même de réfléchir, sur l’art de se faire une pensée. Tous ont en commun certains traits. Les voici :

« Non seulement l’homme adore répéter, mais si on lui dit qu’il répète une autorité, il est sûr d’avoir raison. » Ch. Dantzig, La guerre du cliché

« Nous sommes trahis par ce qui est faux au-dedans. » G. Meredith cité par Alberrto Manguel dans journal d’un lecteur.

« Nous avons l’habitude que les gens se moquent de ce qu’ils ne comprennent pas. » Goethe cité par A. Manguel dans journal d’un lecteur.

« J’ai toujours eu un problème avec l’autorité. Encore maintenant, rien ne m’indigne comme ce qu’on appelle les arguments d’autorité, qui consiste comme on sait à invoquer une autorité supposée pour faire taire toutes les questions. Ils s’opposent au raisonnement, au merveilleux raisonnement, merveilleux parce qu’il est fondé sur la confiance. Les arguments d’autorité sont fondés sur le mépris. » Charles Dantzig, Pourquoi lire.

« Notre besoin de superstition est impossible à rassasier. » Charles Dantzig, Pourquoi lire.

« Il y a toujours un trou dans le raisonnement le plus impeccable. C’est le moment où, s’approchant de l’explication fondamentale, celle-ci s’enfuit comme une bille au fond de l’espace. Et c’est cette connaissance toujours plus fuyante que l’on peut appeler mystère. Il est sans doute nécessaire qu’elle fuie : ce faisant, elle nous attire. Et l’homme, en plein désert de la compréhension, continue à avancer, ahanant, vers cette aguicheuse. Charles Dantzig, Pourquoi lire.

“(…) j’ai acquis une croyance en quelque sorte mystique en ce que l’esprit nous échappe et s’impose à nous de façon mystérieuse, mystère qu’il ne faut pas chercher à élucider. Les mystères sont faits pour être approfondis.” Charles Dantzig, Pourquoi lire.

“Toutefois, l’éventail des connaissances (Asie, etc.) qui sont proposées au chercheur ne lui seront profitables que dans la mesure où, dégagé des divers autoritarismes, il devient capable de se prendre en main et de s’assumer lui-même. (…) l’homme médiocre aime l’autorité, c’est pour lui une facilité.” Marie-Madeleine Davy, Les chemins de la profondeur, Question de, Albin Michel.

“Il y a deux façons de se tromper : l’une est de croire ce qui n’est pas, l’autre de refuser de croire ce qui est.” Kierkegaard, cité par Eben Alexander, La preuve du paradis.

“L’homme aime mieux se créer des évidences que des réflexions, semble-t-il. Son besoin de foi est insatiable.” Ch. Dantzig, À propos de chefs-d’œuvre.

“Tu as changé d’idée, de sentiment, d’attitude; ne tiens pas cela pour une trahison. Au contraire, tu es fidèle à ta quête de vérité, le vrai risque étant de penser l’avoir trouvée. La pensée est un chantier, pas un tombeau. La pensée immobile n’est que momie. Celui qui ne change pas d’idée refuse peut-être d’affronter le risque.” Jean Paré, Le carnet d’Érasme.

“La ‘pensée unique’, ce serait le contraire de la pensée. Le discours est hégémonique et inentamable quand tout le monde dit la même chose sans y penser.” Jean Paré, Le carnet d’Érasme.

“Les gens qui ont des certitudes sont sûrs de se coucher le soir aussi cons qu’ils se sont levés le matin.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.

“Le diable, c’est la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleuré par le doute” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant U. Eco dans le Nom de la Rose.

“Pourquoi tant de gens se dérobent-t-ils si souvent à l’initiative qui est la nôtre, qui est celle de chacun : être soi, penser par soi-même? Comme si, au fond, on avait peur d’être soi; comme si on se sentait rassuré d’être un atome de la masse sous ses différentes formes.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.

“Quand on est jeune, on voit autour de soi des hommes qui font semblant de savoir. Alors on se met à faire semblant de savoir.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant Tolstoï.

“Dans le regard, dans le sourire, le joyeux défi de ceux pour qui tout est définitivement éclairci dans ce monde comme dans l’autre, et qui se sentent avec sérénité les seuls détenteurs du Vrai.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant Martin du Gard

“Personne ne peut échapper à la nécessité de respirer ‘l’air du temps’. Un air tout autant pollué par celui de nos rues, notamment par les idéologies et les fantasmes en tout genre, et moins gravement par les modes. L’air du temps s’engouffre évidemment dans les esprits proportionnellement au vide qu’il y trouve, la culture constituant le seul filtre efficace. (…) C’est alors tout naturellement qu’ayant perdu son autonomie, le sujet va se mettre à penser comme il faut. Point n’a été besoin pour en arriver là de quelque censure d’État, comme sous les régimes totalitaires. Le savoir-faire, la puissance de convaincre de politiciens, de dévots, de gourous, ces censeurs autoproclamés fondant sur leur propre idéologie ou sur leur fanatisme cette juridiction usurpée, y ont amplement suffi." Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.

"La réalité, l’endroit où nous nous trouvons, nous est invisible dès lors que nous nous y trouvons. C’est le processus du ‘second degré’ (imagerie, allusion, intrigue) qui nous permet de voir où et qui nous sommes. La métaphore, au sens le plus large, constitue notre moyen de saisir (et parfois presque de comprendre) le monde et les êtres, si déconcertants soient-ils. Il est possible que toute notre littérature puisse être comprise comme métaphore" Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie.

 "On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres." Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction.

16 janvier 2014

Défier la mort?

Le temps n’arrête pas sa course effrénée. Chaque jour, chaque instant, nous rapproche davantage de la mort. Le temps n’arrête pas et une énergie inépuisable nous transporte inéluctablement jusqu’au moment forcé de la conclusion finale. Cette énergie, l’avons-nous oubliée, c’est la vie…

De notre naissance jusqu’au décès nous baignons dans la même eau. « Dès qu’un homme est né, il est assez vieux pour mourir », nous rappelle Heidegger. Vie et mort, tel un vieux couple inséparable, se démènent ensemble et sont si intimement lié qu’il serait peut-être envisageable d’en forger pour les deux qu’un seul et unique mot.

Cependant il y a un hic. Et il est d’autant plus fort de nos jours alors que notre attention semble rivée à tout ce qui a trait à la jeunesse et à son énergie inépuisable. La mort est une certitude inadmissible et met notre conscience au défi de seulement l’envisager. Cette toute puissance nous écrase et nous n’avons cure d’en partager l’équation. François Cheng dans son livre Cinq méditations sur la mort nous précise pourtant : « La mort semble régner en maîtresse du monde, mais son pouvoir n’a pu lui être conféré en amont que par cet absolu qu’est la vie, qui, pour être vie, exige la mort corporelle. » Cheng nous apprend aussi qu’il existe une brève phrase tirée du Yi Jing et que se transmettent les Chinois de génération en génération : Sheng-Sheng-bu-xi et qui signifie : « La vie engendre la vie, il n’y aura pas de fin. »

Est-ce que la mort est la fin de tout?

Notre conscience permet de tout embrasser. À un point tel que je la crois intimement lié à l’éternité. C’est le don inestimable que l’univers a fait à l’homme en même temps que son ultime détresse, car l’homme ne se voit-il pas en demeure de penser sa mort et de la sentir venir petit à petit en supportant les affres de la vieillesse? Cette dernière nous éloigne de notre animalité et sert d’approche à une conscience approfondie de notre mort. Mais en est-il toujours ainsi?

Combien de fois ai-je entendu dire qu’après notre mort c’est la fin de tout, le néant, le vide total, jamais plus de pensées, de conscience? L’athée ou le plus notoire des matérialistes carbure à cette croyance que tout s’éteint au dernier souffle et cette tendance ne semble pas s’effriter avec le temps. Pour définitive qu’elle soit dans l’esprit d’un tel individu, je ne crois pas qu’elle parte d’un fond réel de sincérité. J’y vois plutôt une bravade ou une provocation sinon un manque de réflexion. « Il n’y a plus rien, rien du tout et je ne veux plus en entendre parler. » J’ai l’impression d’un manque bien réel de respect envers cette conscience de la vie qui nous définit en tant qu’être unique.

Est-il d’ailleurs possible de seulement envisager un néant? Comment le faire? Nous devons ultimement en prendre conscience donc en le surmontant et en le percevant du point de vue de la vie qui continue.

Au grand dam de tous les férus de certitudes matérialistes, je nous crois condamnés à ne percevoir qu’une suite nécessaire à notre vie. Sinon quel gaspillage de temps, pour paraphraser l’astronome Carl Sagan qui lui voyait un grand gaspillage d’espace dans le fait de ne pouvoir envisager d’autres mondes habités dans notre univers infini.

J’aimerais le rencontrer sur son lit de mort, je me mettrais à genoux pour mieux l’entendre et m’approcher de son cœur, celui qui persiste dans cette conviction du néant après la mort. « Je ne parle pas de Dieu, je ne parle pas de faire la paix avec un être supérieur ou avec ton âme ou de te raconter des histoires. Dis-moi franchement, est-ce que tu te crois? Tolères-tu vraiment que le seul aboutissement à ta vie ne soit qu’une fin abrupte enrobée dans un néant le plus absolu? Espères-tu au moins te tromper? »

« Ne réponds pas. Ménage ton souffle, c’est avec ton dernier que tu pourras t’envoler. »